Quel avenir pour nos représentants s’ils obéissent, au rythme de la dictature des sondages, à la versatilité du clic pour exercer leur mandat?
Chaque épisode électoral qui donne lieu à une baisse de la participation fait ressurgir au sein du débat public des questionnements, multiples et légitimes, parmi lesquels les modalités du processus électoral figurent en bonne place. Bien souvent, le vote par internet est présenté comme une solution qui, si l’on en croit de récents sondages, serait plébiscitée par les Français.
À bien y regarder, pourtant, les choses sont moins évidentes qu’elles n’y paraissent. En témoignent notamment le niveau extrêmement faible de participation (12.93%) lors des élections consulaires, ou le vote électronique est possible, ou bien l’expérience estonienne qui ne permet pas de mettre en évidence un lien suffisamment probant entre vote électronique et mobilisation citoyenne.
L’expérience estonienne ne permet pas de mettre en évidence un lien suffisamment probant entre vote électronique et mobilisation citoyenne.
Surtout, nombreux sont les observateurs à souligner que l’abstention, phénomène ancien, s’enracine dans des causes bien plus profondes: crise de la représentation, complexité excessive des politiques publiques, méconnaissance de l’incidence concrète de l’action des élus dans la vie quotidienne. Les Français ont malheureusement plus d’une raison de ne pas se sentir concernés par une élection.
Alors, le vote par internet: panacée électorale ou solutionnisme technologique qui ne dit pas son nom?
Je ne reviens pas sur l’équation, techniquement insoluble à ce stade, qui tenterait de concilier secret du vote et sincérité du scrutin, la littérature étant abondante. Il n’empêche, le vote sur internet ou sur application mobile est trendy.
À l’heure où le temps politique rétrécit, le traitement de l’information répond aux exigences de l’instantanéité et les débats sont réduits à une “polarisation idéologique [qui] annule d’emblée la possibilité même d’une position nuancée” (Jean Birnbaum, Le Courage de la nuance). Et quand bien même les réseaux sociaux donnent l’illusion de réinventer les débats, de les élever, l’urgence et la fulgurance des claviers participent à toujours plus de confusion, à l’ère du “monothéisme des valeurs” (Marcel Gauchet), le bruit des micro-avis conduisant aux micro-décisions des élus. Dans ces conditions, faut-il succomber à la tentation de décider qui nous représentera en un seul clic? Quel avenir pour nos représentants s’ils obéissent, au rythme de la dictature des sondages, à la versatilité du clic pour exercer leur mandat?
Faut-il succomber à la tentation de décider qui nous représentera en un seul clic?
Les technologies compressent l’espace et l’accélération de la vie moderne “pétrifie le temps”, si l’on suit le sociologue allemand Hartmut Rosa, l’action politique étant de plus en plus désynchronisée des évolutions sociales. Or, le développement de l’esprit critique, le civisme, nécessitent du temps –du temps long– des silences, des pauses, des doutes… propices à la réflexion.
Croire le contraire, ce serait enfermer le citoyen dans le rôle d’une machine à voter, qui taperait 1 pour sauver son candidat préféré dans une émission de télé-réalité, et 2 pour choisir celle ou celui qui présidera au destin d’un pays. Le tout, seul, en faisant glisser son pouce sur l’écran froid d’un smartphone, entre le café et le reste de sa journée. Effort? Zéro. Réflexion? Limitée à la digestion des slogans qui prétendent tenir lieu de charpente idéologique à la construction du récit français.
L’élection est le temps fort de la vie politique. À ce titre, et sans succomber à certains archaïsmes, elle nécessite un cérémonial qui la différencie des autres activités sociales. S’en priver, c’est transformer le vote en banale formalité numérique.
Lire la propagande électorale, prévoir de réserver un peu de son temps un dimanche, parcourir les quelques mètres qui vous séparent d’un bureau de vote, en famille ou seul, ou mieux, en accompagnant son enfant qui, du haut de ses 10 ans, vous demande: “c’est quoi voter papa?”; évacuer ses doutes avec ceux qui font la queue au bureau de vote, ou chercher à convaincre parce qu’on est parfois citoyen militant, croiser les colistiers, les assesseurs, entendre son nom prononcé et la formule “a voté”.
L’élection est le temps fort de la vie politique. À ce titre, et sans succomber à certains archaïsmes, elle nécessite un cérémonial qui la différencie des autres activités sociales.
Et si nous ne renoncions pas à ce que l’esprit civique se construise dans un cadre un tantinet solennel, presque initiatique? Il en va de notre capacité à préserver les fondements, notamment pour les jeunes générations, du sens de l’engagement citoyen et de l’apprentissage du rôle de l’électeur, qui ne va pas sans effort et, a minima, une implication marquée.
Au lieu de lui donner satisfaction dans une sorte de “Vote and Connect”, n’est ce pas plutôt notre responsabilité, puisqu’il en a été beaucoup question, de convaincre l’Homme pressé que ralentir est parfois dans son propre intérêt, au service de quelque chose de plus grand que nous?
Non, voter n’est pas liker.